Elle est seule. C'est dans un hall de gare, à Lyon-Part-Dieu. Elle est parmi tous ces gens comme dans le retrait d'une chambre. Elle est seule au milieu du monde, comme la vierge dans les peintures de Fra Angelico : recueillie dans une sphère de lumière. Éblouie par l'éclat des jardins. Les solitaires aimantent le regard. On ne peut pas ne pas les voir. Ils emmènent sur eux la plus grande séduction. Ils appellent la plus claire attention, celle qui va à celui qui s'absente devant vous. Elle est seule, assise sur un siège en plastique. Elle est seule avec, dans le tour de ses bras, un enfant de quatre ans, un enfant qui ne dément pas sa solitude, qui ne la contrarie pas, un enfant roi dans le berceau de solitude. C'est comme ça qu'on la voit d'emblée. Elle est seule avec un enfant qui ne l'empêche pas d'être seule, qui porte sa solitude à son comble, à un comble de beauté et de grâce. C'est une jeune mère. On se dit en la voyant que toutes les mères sont ainsi, de très jeunes filles, enveloppées de silence, comme la robe de lumière entre les doigts du peintre. Des petites sœurs, des petites filles. Un enfant leur est venu. Il est venu avec la fraîcheur des jardins. Il est venu dans la chambre du sang, comme une phrase emmenée par le soir. Il a poussé dans leurs songes. Il a grandi dans leurs chairs. Il apportait la fatigue, la douceur et la désespérance. Avec l'enfant est venue la fin du couple. Les mauvaises querelles, les soucis. Le sommeil interdit, la pluie fine et grise dans la chambre du couple. C'est le contraire de ce qu'on dit qui est le vrai. C'est toujours ce qui est tu, qui est le vrai. Le couple finit avec l'enfant premier venu. Le couple des amants, la légende du cœur unique. Avec l'enfant commence la solitude des jeunes femmes. Elles seules connaissent ses besoins. Elles seules savent le prendre au secret de leurs bras. La pensée éternelle les incline vers l'enfant, sans relâche. Elles veillent aux soins du corps et à ceux de la parole. Elles prennent soin de son corps comme la nature a soin de Dieu, comme le silence entoure la neige. Il y a la nourriture, il y a l'école. Il y a les squares, les courses à faire et les légumes à cuire. Et que, de tout cela, personne ne vous sache gré, jamais. Les jeunes mères ont affaire avec l'invisible. C'est parce qu'elles ont affaire avec l'invisible que les jeunes mères deviennent invisibles, bonnes à tout, bonnes à rien. L'homme ignore ce qui se passe. C'est même sa fonction, à l'homme, de ne rien voir de l'invisible. Ceux parmi les hommes qui voient quand même, ils en deviennent un peu étranges. Mystiques, poètes ou bien rien. Étranges. Déchus de leur condition. Ils deviennent comme des femmes : voués à l'amour infini. Solitaires dans les fêtes auxquelles ils président. Tourmentés dans la joie bien plus que dans la peine. Ce qui pour un homme est un accident, un ratage merveilleux, pour une femme est l'ordinaire des jours très ordinaires. Elles poursuivent l'éducation du prince. Elles s'offrent en pâture à l'enfant, à ses blanches dents de lait, coupantes, brillantes. Quand l'enfant part, il ne laisse rien d'elles. Elles le savent si bien que les mauvaises mères essayent de différer la perte, d'allonger les heures, mais c'est plus fort qu'elles. Les animaux se laissent manger par leurs petits. Les mères se laissent quitter par leurs enfants et l'absence vient, qui les dévore. On dirait une loi, une fatalité, un orage que personne ne saurait prévenir. L'ingratitude est le signe d'une éducation menée à son terme, achevée, parfaite en sa démence. On pense à tout cela, assis à côté de la mère et de son fils, dans le hall de Lyon-Part-Dieu. On pense aussi beaucoup à Fra Angelico, à la douceur des jardins parfumés, au vent de sable dans la gorge des prophètes, aux herbes folles dans les pages de la Bible. La figure du Christ est belle, c'est le visage amoureux de qui ne part jamais, de qui reste pour toujours auprès de vous, malgré la grêle, malgré l'injure. Mais quand même, c'est évident, ce n'est pas la figure centrale. Dans la rosace du temps, tremble un visage plus beau, plus exténué de transparence, celui de la mère, celui de la petite fille qui enfante Dieu et les jardins bruissants de lumière. Si on devait dessiner l'intelligence, la plus fine fleur de la pensée, on prendrait le visage d'une jeune mère, n'importe laquelle. De même si on devait dire la part souffrante de tout amour, la part manquante, arrachée. Vous regardez cette jeune femme. Vous regardez en elle les femmes qui vont pieds nus dans la Bible, comme celles qui se hâtent dans les rues. Celles d'hier et celles de maintenant. Elles ont des maris. On dirait que c'est pour la vie, que c'est une chose sans importance qu'elles n'ont pas voulu fuir. Elles ont des amants. On dirait que c'est pareil, que c'est pour l'éternité, un choix, oui, mais un choix obligé, non choisi. Aux petites filles on apprend que Dieu existe et qu'il a la couleur de leurs yeux. Alors elles le croient. Alors elles attendent. En attendant, pour passer le temps de vivre, par impatience ou pour faire comme leur mère, elles se marient. Dès ce jour Dieu s'en va. Il déserte la maison, comme un qui ne trouve plus le repas ou le silence à son goût. Il s'en va pour toujours. Il laisse en s'éloignant l'attente qu'elles ont de lui. C'est une attente immense. C'est une attente à quoi personne ne sait répondre. On touche là à la démence. Dans l'attente amoureuse des jeunes femmes, dans cette passion purifiée par l'absence, on touche à quelque chose comme la folie. Aucun homme ne s'aventure dans ces terres désolées de l'amour. Aucun homme ne sait répondre à la parole silencieuse. Les hommes retiennent toujours quelque chose auprès d'eux. Jusque dans les ruines, ils maintiennent une certitude - comme l'enfant garde une bille dans le fond de ses poches. Quand ils attendent, c'est quelque chose de précis qu'ils attendent. Quand ils perdent, c'est une seule chose qu'ils perdent. Les femmes espèrent tout, et puisque tout n'est pas possible elles le perdent en une seule fois - comme une manière de jouir de l'amour dans son manque. Elles continuent d'attendre ce qu'elles ne croient plus. C'est plus fort qu'elles. C'est bien plus fort que toute pensée. C'est dans cette nuit qu'apparaissent les enfants. C'est dans ce comble du désespoir que naissent les sources d'enfance. Les enfants, c'est une maison de chair. On l'élève au plus haut de soi-même. On regarde ce qui se passe. On assiste à la croissance de cette maison d'âme de l'enfant, on n'en revient pas. C'est une énigme dans le plein jour. C'est l'énigme de vivre une vie qui n'est plus tellement la vôtre, qui n'est plus guère celle de personne. Le mari est loin, maintenant. Il est plus loin qu'à l'instant de la rencontre. Il est plus loin que le premier venu. Il y a les enfants et puis il y a le mari, l'enfant vieilli, l'enfant supplémentaire. Il y a toutes ces vies à mener en même temps, et aucune n'est la vôtre. C'est comme dans la Bible, les jeunes femmes de Palestine, hier, maintenant : elles relèvent le Dieu dans la poussière du temps, dans le vieil or des jours. Elles lui lavent la tête, le bercent de chansons, l'enveloppent de lin blanc. Elles le raniment avec du seigle et du vin. Elles attendent. On ne sait pas ce qu'elles attendent. L'amour enfui de la maison, elles le retrouvent au clair d'une larme ou d'un fou rire. Au besoin elles l'inventent. Elles vont parfois le chercher au-dehors. Elles répandent le ciel pur de leurs yeux sur le monde. Elles prennent des amants. Mais aucun amour n'approche en lumière celui qui les penche sur l'enfant. Personne d'autre ne peut venir à la place vidée par Dieu. Personne ne sera aimé par elles comme l'enfant de la promesse déçue, de la parole parjure. La jeune femme assise à côté de vous a installé l'enfant sur ses genoux. Elle lui parle de tout et de rien. Elle mène la conversation infinie, ininterrompue dans la rumeur des passants. Tu vois, ce pull que j'ai acheté, eh bien il est trop cher, dans un autre magasin j'ai vu qu'il était à moitié prix, tant pis, je suis contente, tu veux un chocolat, écoute, on est juste au-dessous des trains, tu entends le bruit que ça fait, c'est un train qui passe, on a une heure à attendre, tu n'as pas froid, je vais te mettre ta capuche et je vais te manger, mon trésor, mon petit poisson, mon amour, mon amour. Elle mène de front, dans le même souffle, le dialogue des amants, celui des vivants et des morts, le dialogue en abîme des solitudes. On pense : les enfants naissent des femmes. Les femmes naissent des femmes. Il reste aux hommes le travail, la fureur imbécile du travail, des carrières et des guerres. Il reste aux hommes le reste. On regarde cette jeune femme peinte par Fra Angelico dans le hall venteux de Lyon-Part-Dieu. On la regarde avec légèreté, sans danger d'un amour. Pour s'éprendre d'une femme, il faut qu'il y ait en elle un désert, une absence, quelque chose qui appelle la tourmente, la jouissance. Une zone de vie non entamée dans sa vie, une terre non brûlée, ignorée d'elle-même comme de vous. Perceptible pourtant, immédiatement perceptible. Mais ce n'est pas le cas. Cette jeune femme est tout entière occupée par son enfant, envahie d'un amour abondant, sans réserve. Si totalement brûlée d'amour qu'elle en est lumineuse, et que son visage suffit à éclairer le restant de votre journée, tout ce temps à tuer avant le train à prendre, avant le jour de votre mort.